L'après Bataclan

Son regard

En arrivant dans la salle, je ne les avais pas vu. Je crois que nous sommes arrivés avant eux. Ce jeune couple dont la beauté simple et douce de la jeune femme m’avait subjugué sans raison.

Je disais à T. « Regarde la, comme elle est belle! », il s’en foutait bien il voulait toucher la moustache de Jesse et faire une photo avec lui. Elle n’avait rien d’exceptionnel, mais sa beauté naturelle faisait son charme. Je trouvais leur couple vraiment beau à voir et je pense que j’ai dû passer pour une personne peu respectueuse à les scruter longuement. Je ne suis pas comme ça pourtant mais ce couple m’avait intrigué dès le début. Lui, qui me semblait protecteur, elle, avec son débardeur blanc (dans mes souvenirs) et son joli regard.

Le concert commence, je ne fais plus attention à eux. Je profite, je vis, je suis heureuse. Puis les premiers coups de kalash tonnent dans la salle mêlée avec les coups de batterie du groupe. Le temps que je me retourne pour voir ce qu’il se passe, je me retrouve rapidement à terre sous un effet domino. La masse est couchée dans la fosse. La signification de fosse n’a jamais été aussi compréhensible et réelle que ce soir-là.

J’arrive à attraper mon manteau qui était posé sur la barrière de protection. Mais je sens un poids dessus. Je ne comprends pas, je m’acharne à tirer sur mon manteau. Je veux partir avec. C’est complètement con, ça s’appelle l’instinct de survie qui fait ce que bon lui semble. (Pas si con que ça puisqu’il y avait toutes mes affaires dedans.) Je me retourne à nouveau, couchée à terre. Je la vois me regarder, elle se soulève légèrement et je retrouve mon manteau.

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Mon Odin

 

Son regard me « hante » encore aujourd’hui. Elle est vivante, oui. Mais son regard m’effraie. Elle a peur. Non. Elle est terrorisée. Une fraction de seconde je me suis demandée: « Est-ce que j’ai le même regard? » Mais pas le temps de faire une dissertation philosophique de deux heures. Je me lève (je te bouscule….) et je cours vers la porte la plus proche de moi. Je me sauve sans me retourner.

Son regard me poursuit parce qu’il reflète ce que j’étais à ce moment-là. A terre. Vulnérable. La terreur jaillissait de ses pores, de son être, de ses traits, de ses yeux.

Je ne saurai jamais exprimer ce que c’est la terreur, en tout cas ce n’est pas la même chose « qu’avoir peur ». J’ai peur quand une claque porte. Mais je sais que c’est une porte et qu’elle ne va pas me poursuivre pour me tuer (à part dans de vieux films d’horreur peut-être) Par contre lorsque j’entends un bruit que je n’arrive pas à déterminer, je suis terrorisée. Mon cerveau analyse l’ampleur de l’horreur qui va venir. Et la plupart du temps, en fin de compte ce n’était pas « grand chose ». Mais mon regard, je le sens, se modifie. Je ne suis plus moi à ce moment là. C’est « moi » avec l’hypervigilance enclenchée et prête à s’enfuir en cas de besoin. Ce regard, je pense, ressemble à celui qu’elle a eu cette nuit.

NB: J’ai cette sensation que même si nous arrivons à nous fondre dans la masse, notre regard ne trompe pas. J’ai été intrigué par les regards des survivants dès que je les  ai rencontré. Nous avons tous un regard particulier. Même si on sourit, derrière ce regard qui parait joyeux se cache une once d’ombre. J’arrive à l’identifier, à le voir. Ca m’intrigue. Parce qu’il est si difficilement perceptible. Notre regard a changé.

 

19 commentaires sur “Son regard

  1. Un regard comme celui-là j’imagine qu’on ne l’oublie jamais.
    Nos regards gardent les traces des traumatismes – pas forcément éternellement, mais le temps du deuil au moins, du pardon.
    Tu as raison la peur et la terreur c’est différent. La peur on peut la maîtriser en quelque sorte. Avec la terreur c’est l’instant de survie qui prend le dessus. La menace devient réelle, elle se fait l’écho du traumatisme.
    Ton article est vraiment poignant.
    Grosses bises

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    1. Les gens s’imaginent que c’est l’horreur en elle-même dont je me souviens et qui me terrifie, bah en fait non. C’est elle et son regard.
      Je sais qu’elle y a survécu, donc j’ai ce poids en moins :).

      Tu as raison nos regards se souviennent. Ils s’adoucissent comme tu dis, avec le deuil/pardon. Mais des que l’on parle du sujet même, tu verras le regard s’assombrir.

      Je suis contente que tu aies noté la différence entre peur et terreur parce que beaucoup de gens pensent que c’est la même chose. Et l’utilisent parfois dans le mauvais contexte, donc cela peut m’agacer.
      J’ai déjà dû expliquer à des individus qui se sont offusqués parce qu’ils pensaient que je minimisais leur peur. Alors que ce n’est évidemment pas le cas.

      Je te remercie ! Gros bisous !

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  2. Bonjour 🙂 Ton article m’a beaucoup touché … je ne peux pas imaginer ce que ça peut-être, vraiment, je pense que l’on ne peut pas si on ne l’a pas vécu. J’espère vraiment que tout vas bien pour toi et que tu arrives petit-à-petit à revivre. Bises

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    1. Coucou ^_^

      Comme je l’ai dit à Skyler, je suis touchée que tu le sois par mon article ^^.
      C’est un instant assez important dans ma vie, cet échange de regard.
      Je pense aussi que c’est difficile de comprendre la différence entre terreur et peur quand on ne l’a pas vécu. Mais je le souhaite à personne ^
      ^

      Je vis, je combats tous les jours, donc c’est que ça va ^_^.
      Si je ne me battais plus, ce serai la fin 🙂

      Merci pour ton commentaire !
      Bisous 🙂

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  3. Avec une copine survivante de viols comme moi, on avait élaboré une théorie selon laquelle on reconnaîtrait une « des nôtres » instantanément, rien qu’en la regardant, si on le voulait, il y a une dizaine d’années. On était arrivées à cette conclusion parce qu’on avait souvent des intuitions, dans les transports en commun, il nous arrivait de croiser le regard d’une personne et de savoir. Juste comme ça, parce que les choses ne sont plus tout à fait pareilles après…
    Bref, je comprends tellement ce que tu dis.
    Cela doit être tellement difficile pour toi de revivre ça en rédigeant ces articles, mais merci de le faire, de partager avec nous ton vécu, de nous permettre d’essayer de mieux comprendre la terreur que vous avez vécue ce jour-là.

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    1. C’est fou ça ! Du coup, je me sens moins « folle ». Parce que c’est vrai que le regard est différent après un tel choc. Même quand je regarde les survivants à la télé, je vois une ombre dans leurs yeux.

      Si ça peut te rassurer, ça va. J’avais un autre blog où j’avais raconté ma journée et ma soirée puis mon retour chez moi après l’attentat. Ces articles là étaient plus lourds pour moi à écrire. D’ailleurs je ne les ai pas transféré sur ce blog. Trop douloureux. Et puis c’est mon histoire, je n’ai plus le besoin d’expliquer ce que j’ai vécu le soir même.
      Elle et son regard, c’est plus doux que le reste. Elle m’avait vraiment subjugué. Donc dans la terreur, il y a la douceur de cette personne qui entre. C’est mêlé et ça permet d’apaisé les maux.

      Merci de lire mes articles (et de les commenter). ❤

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      1. Ah non je ne te trouve pas folle du tout ! Ça m’a beaucoup parlé, justement. Et je pense que dans les pires moments de notre vie, on s’accroche toujours aux détails. Je me suis longtemps demandé si ce n’était pas ça qui nous permettait de survivre, justement… Ces petits riens qui nous ramènent à notre humanité.

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        1. Tu as totalement raison. Je me suis accrochée à pleins de petits détails. Je suis de nature à remarquer les petits détails, mais là c’était une question de survie.

          Je pense clairement que tu as raison, cela nous permet de survivre et de nous ramener à notre humanité (je reprends totalement tes mots parce qu’ils sont exacts.) Je m’en étais jamais rendue compte, et je te remercie pour cette remarque !

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